Sophie Zénon. La magie de l'image
Jean-Christophe Béchet
Interview parue dans le magazine Réponses Photo, Hors-série novembre 2014
Depuis dix ans, Sophie Zénon se consacre à plein-temps à la photographie. Projets par projets, séries après séries, elle installe une écriture et un univers personnel qui part des plaines Mongoles pour aboutir au cœur d’une église napolitaine. Pour chaque travail, elle fait appel à un outil photographique différent et à une technique de tirage spécifique. Ainsi naissent de somptueuses matières, toutes riches en émotion...
Dans ce portfolio, nous plongeons dans six de tes séries en bouleversant, volontairement, l’ordre chronologique. Peux-tu nous présenter ces travaux où les différences, mais aussi certains liens intimes, se répondent ?
Mes toutes premières photographies (Haïkus mongols 1996-2004) ont été réalisées en Mongolie, en diverses saisons et régions. Ce pays me fascine depuis mon adolescence. Dès le premier voyage en 1996, la découverte de ces immensités entre ciel et terre, de l’austérité de ses paysages, de la relation de l’homme avec une nature qui vibre, palpite, me marquent profondément. Je collecte mes images comme on le ferait de plantes pour un herbier. Je ramène de chaque voyage très peu de films, une douzaine au maximum. Mais aussi des carnets, emplis de notes de voyage, de dessins au trait, de Polaroid. Je me laisse porter par une sorte de lyrisme qui me paraît naïf aujourd’hui, mais avec beaucoup de sincérité, sans recherche d’exotisme ni de spectaculaire. Tout cela est intuitif et libre.
On peut dire alors que tu te situes dans une photographie du “voyage poétique”...
Ces photographies de Mongolie empruntent à de multiples références : des déambulations poétiques de Bernard Plossu aux récits auto- biographiques de Max Pam, en passant par l’univers étrange et minimaliste du cinéma japonais d’Yasujirō Ozu, de Kenji Mizoguchi et de Kaneto Shindõ (L’île Nue). C’est le voyage vécu de manière intérieure. Ce n’est pas seulement un regard posé sur l’Autre, c’est aussi un regard sur soi-même, avec une approche littéraire et intimiste, en mélangeant figuration et abstraction, dans une quête autobiographique jamais vraiment déclarée.
Cette immersion dans la culture mongole va t’amener vers d’autres univers, disons plus spirituels...
Je suis retournée en Mongolie pendant plus de dix ans. J’ai commencé à apprendre le Mongol, à m’intéresser à l’évolution politique et économique de ce pays en pleine mutation, à la résurgence du chamanisme et du culte de Gengis Khan. Voulant aussi comprendre pourquoi ce pays résonne tellement en moi, je reprends des études en 1998 et soutiens, sous la direction de Roberte Hamayon, un DEA sur le chanamisme en tant que système global de pensée dans lequel le monde invisible, les ancêtres en particulier, interagit avec le monde des vivants. C’est ainsi que je découvre en 2000 la Sibérie où je mène une pérégrination en Sibérie extrême-orientale, le long du fleuve Amour, de Khabarovsk à Nikolaïevsk na Amure, sur le fleuve, le long des rives, de villages en villages de pêcheurs nanaïs et oultches. Ce n’est que quelques années plus tard que je me rends compte combien ces expériences mongoles et sibériennes seront marquantes dans mon travail à venir.
Ton travail va évoluer vers des préoccupations à la fois métaphysiques et picturales.
Commencée n 2008, ma série intitulée “In Case We Die” est un cycle sur notre rapport à la mort. Ce cycle prend sa source dans une tradition à la fois picturale, notamment celle de la peinture chrétienne qui a excellé dans la guration de l’exacerbation de la douleur, et photographique, celle des portraits post- mortem. Le premier volet de ce cycle pho- tographique s’ouvre sur des photographies des Momies de Palerme (2008). Ces corps sont ceux qu’au fil de plus de trois siècles – de 1559 à 1920 – les Siciliens ont confiés aux moines capucins. Les défunts subissaient un complexe processus de déshydratation avant d’être exposés aux familles. Cette relation que les vivants entretiennent aux morts m’intéresse. C’est aussi ce que ces momies représentent, la vaste famille humaine, dans son théâtre le plus carnavalesque.
Les travaux récents de 2014 “Miroirs et Simulacres” et “Le Corps à Vif” s’inscrivent dans la continuité de cette série sur les momies de Palerme. Peux-tu nous expliquer ce cheminement ?
“Miroirs et Simulacres” et “Le Corps à Vif” (2014) sont des commandes, suscitées par mon travail sur les momies de Palerme. La première, réalisée pour le musée d’Etampes, est une carte blanche sur ses collections. “Miroirs et Simulacres” est une interprétation des bustes en marbre et plâtre du sculpteur étampois Elias Robert (1819-1874) dont le fonds est à l’origine de la création du musée. Dans un dispositif se référant à l’antique, je propose par des jeux de miroirs, par une mise en scène de mes photographies et des bustes du sculpteur, diverses articulations du réel. En ce sens, “Miroirs et Simulacres” est un travail sur le médium photographique lui-même, sur les rapports complexes entre les œuvres et leurs différentes possibilités de reproduction.
Et pour “Le corps à vif” qui est encore exposé jusqu’au 5 janvier au Musée du Montparnasse, à Paris ?
C’est, à l’origine, une création pour le Musée de la Poste, dans le cadre de l’exposition collective “Faites vos vœux. Ex-voto d’artistes contemporains”. “Le Corps à Vif” m’a été inspiré par un séjour à Naples en 2010, dans le cadre d’une résidence à l’Institut Culturel Français. Ici, christianisme et paganisme se mélangent en un curieux syncrétisme et les Saints, tels des chamans, sont les intercesseurs entre les vivants et les morts. La découverte de l’église du Gesù Nuovo fut un choc, en particulier la chapelle où l’on célèbre encore aujourd’hui le culte du Saint Giuseppe Moscati (1880-1927) qui mit ses compétences au service de la recherche scientifique en même temps qu’il soignait les malades les plus nécessiteux. Accrochées aux murs et offertes par des milliers de fidèles reconnaissants pour les nombreuses grâces reçues, de petites pièces de métal argenté représentent des parties du corps humain. L’effet est hallucinatoire. Au-delà de leur curiosité entachée de superstition, cet art populaire me touche parce qu’il nous parle avant tout de la douleur, de la fragilité de l’être, de la peur de la perte.
La représentation de la mort est de plus en plus présente dans ton travail. Comment analyses-tu cela ? La photographie est-elle pour toi justement le meilleur médium pour ressusciter les disparus et saisir des fantômes ?
Dans une interview (L’Express, 13 janvier 2010), Christian Boltanski confiait “Etre artiste, c’est utiliser ses propres angoisses. L’artiste parle de son propre village, mais chacun peut dire: ‘C’est mon village.’”. “Je pense qu’au début de chaque œuvre, poursuit-il, il y a un choc, un événement, qu’on a beaucoup de mal à dire. Au cours d’une vie, on va le regarder de toutes les manières, de tous les côtés, avec des approches différentes. En parler fait qu’on vit mieux”. Je partage complètement cette pensée. Nous avons tous nos obsessions avec lesquelles nous vivons plus ou moins bien. Pour ma part, j’ai fait de mes obsessions la matière première de mon travail et, peu à peu, j’arriverai peut-être à comprendre les sujets qui ont marqué ma vie. Ce sont toujours les mêmes questions métaphysiques que je me pose: la mort, la nature, notre relation au sacré, le passage. Si j’arrive, dans mon travail, à donner des émotions tout en posant des questions, c’est déjà beaucoup. Je questionne la frontière entre absence et présence. L’absence est un sujet récurrent : la photographie suggère des présences, des mémoires. Mais j’en arrive à la même conclusion que Christian Boltanski, qu’au lieu de faire revivre les absents, elle va au contraire mettre davantage en évidence leur disparition. C’est une quête sans fin et désespérante, vouée à l’échec! Mais indispensable pour moi.
Ce qui m’a toujours frappé dans ton travail, c’est ta recherche de la matière photographique. Et pour cela tu adoptes pour chaque projet un procédé spécifique. Peux-tu nous parler de cette recherche du “bon” outil pour le “bon” sujet ?
Mes photographies de Mongolie ont été prises au moyen d’un petit panoramique plastique rechargeable que le photographe Patrick Bard, alors à l’agence Editing, me fait découvrir et m’encourage à utiliser. J’ai tout de suite été séduite par sa lentille plastique qui transfigure le réel et permet d’enregistrer des impressions visuelles fugitives dans ces campagnes mongoles où rien ne semble avoir bougé depuis la période de Gengis Khan, d’obtenir des négatifs aux faibles contrastes et des tirages très doux. Cet appareil “jouet”, d’une simplicité d’utilisation extrême, sans aucun réglage, me permettait de passer totalement inaperçue ; son format scope convenait certes à l’immensité des paysages, mais sa discrétion me permettait aussi de cadrer les visages au plus près, détournant l’idée même du panoramique.
Aujourd’hui, la “Camera Povera” et les “Toys Cameras” sont à la mode mais, en 1996, c’était un vrai risque d’utiliser un tel appareil, non ?
En Europe, Bernard Plossu et Dagmar Hartig ou encore Nancy Rexroth aux Etats-Unis avaient déjà exploré cette voie. Toutefois, en montrant mon travail aux magazines, ceux-ci m’ont vite fait comprendre que je ne pouvais espérer quoi que ce soit avec mes seules photos réalisées avec un panoramique en plastique. Mes seules publications notables furent Le Monde 2 en 2005, Le Monde Diplomatique en 2004 et Libération pendant l’été 2001.
En 2000, tu investis justement dans un équipement opposé, un Hasselblad 6x6, le sommet de la qualité optique, le piqué...
La bourse Chroniques Nomades me permet, en 2000, en vue de mon projet de voyage en Sibérie, d’acheter mon premier 6x6 Hasselblad 500 CM plus propre à saisir le détail d’un visage, d’un geste. Puis je complète cet équipement avec un Hasselblad Xpan panoramique et un Polaroid SX-70. La professionnalisation passerait-elle par l’achat d’un matériel plus sérieux ? C’est en tout cas ce que je pensais à l’époque.
Changement d’univers technique avec les “Momies de Palerme”. Là tu passes au reflex numérique. Pourquoi ce choix ?
Le choix de l’appareil photo pour réaliser mes photos de momies est le résultat d’une lente maturation et de plusieurs échecs. Mes premières tentatives sont réalisées à l’aide d’appareils de moyen-format, Mamiya 7 et Hasselblad 500CM dont la lourdeur impose que l’on travaille sur pied, en vue d’une meilleure stabilité. Je cherche, dans un premier temps, à obtenir des images “piquées”, où fourmillent les détails à même de révéler la richesse des étoffes et de leurs couleurs, fanées parfois, parfois incroyablement pimpantes.
Cependant, entourée de ces personnages dont chacun eut sa propre histoire, j’éprouve vite la vive impression de faire fausse route: ces corps ne me semblent en fait pas au repos, et je me contente de reproduire la mort. Jouant délibérément de la vibration des formes entre net, ou et bougé par la prise de vue à main levée, je change alors radicalement d’optique, laisse tomber les moyens- formats pour un numérique, le Canon EOS 5D. Le mouvement de l’appareil photographique, comme celui de mon corps, se met à suivre le mouvement naturel de la momie. Isolant les momies dans le cadre de l’image afin de leur offrir un nouvel espace d’existence, je joue de la vibration des formes entre le net, le ou et le bougé et confère à l’image une pictorialité qui transfigure l’expression des cadavres. Voulant me défaire de l’action mortifère de l’acte photographique, j’interroge ici le médium. Dans ce travail à main levée, tout est dosage entre zones nettes et floues. L’usage du numérique se justifie ici complètement car il me permet de contrôler immédiatement mes prises de vue et de photographier sans compter.
Toutefois en 2014, pour “Miroirs et Simulacres”, tu reviens au Polaroid...
Poursuivant ma recherche sur la spectralité des images, j’ai trouvé dans le Polaroid 600 et par l’usage complexe que j’en fais, une nouvelle perspective ; en stoppant son développement au moment même où l’image commence à surgir, je transfigure les bustes figés des notables étampois en une galerie d’ancêtres aux visages à la fois incarnés et énigmatiques, telles des apparitions.
Entre-temps, en 2013, pour la série “Magurski” tu utilises une chambre Wista 45SP. Pourquoi ce choix ?
Magurski est un essai réalisé à l’occasion d’un workshop organisé par le photographe et critique polonais Bogdan Konopka. Sensible au thème de la disparition, Bogdan m’a proposé de le suivre dans ces forêts profondes du sud de la Pologne, un lieu marqué d’Histoire tragique. Ce travail en cours sur le paysage envisage la forêt comme miroir de nos émotions. La chambre qui nécessite de longs temps de pose, est propice ici à une forme de méditation et autorise des tirages de grand format
On voit que ton parcours artistique passe par l’emploi d’outils photographiques très divers : le panoramique en plastique récupérable, de marque inconnue, sans aucun réglage possible, le Canon EOS 5D, l‘Hasselblad 6x6 argentique, les différents types de Polaroid, amateurs et pros, la chambre 4x5... As-tu appris toutes ces techniques dans une école de photo ? Ou es-tu autodidacte ?
Je n’ai pas fait d’école de photographie, mais je ne peux pas dire pour autant que je sois totalement autodidacte. Après mes études universitaires, j’ai travaillé pendant quelques années dans le domaine du livre (libraire), de la presse (rédactrice) et du traitement de l’information (documentaliste, iconographe) avant de franchir le pas et de devenir photo- graphe en 2004 – c’est-à-dire, à vivre de ce métier. Tout est une histoire de rencontres...
Peux-tu nous raconter ces rencontres et ces années d’apprentissage ?
Après un bref passage à l’agence Magnum en 1993, j’ai intégré en 1994 l’agence de photographes Editing en tant qu’iconographe puis responsable des projets spéciaux. Cette expérience a été une excellente école. Grâce à Marie Karsenty, aujourd’hui cofondatrice de l’agence Signatures, et à son mari Eric, j’ai appris, pendant sept années, à traiter toute la chaîne de l’image, depuis sa conception jusqu’à sa commercialisation. J’y ai côtoyé des photographes mais aussi des personnalités du monde de la photographie qui m’ont encouragée à développer ma pratique photographique. Je pense à Laura Serani alors à la direction des galeries photo Fnac et à sa collaboratrice Marion Scemama qui organisent ma première exposition à Paris qu’elles coproduisent avec le festival de Braga (Portugal) et son directeur Rui Prata. Je pense à Armelle Canitrot (commissaire d’expositions, critique et responsable du service photo du journal La Croix) qui soumet mon travail à François Saint-Pierre, anciennement directeur du festival de Lectoure, et sans qui le premier voyage en Sibérie n’aurait existé.
Toutes ces rencontres ont été déterminantes. À l’époque, je n’avais vraiment aucune confiance dans mon regard. J’étais attirée par la création, sans jamais pouvoir m’avouer que je pourrais à mon tour créer. Je mettais les photographes sur un piédestal et ce métier me paraissait totalement inaccessible – la précarité de ce métier est réelle – je ne me sentais ni la force, ni le courage de lâcher un travail salarié pour vivre uniquement de la photographie.
C’est effectivement une décision difficile à prendre. Comment s’est fait ce passage d’une pratique “amateur” à un engagement professionnel intégral ?
Tous les ans de 1996 à 2000, pendant mes vacances, je suis partie en Mongolie “faire des images”. L’usage de ce petit panoramique en plastique d’à peine 50 grammes et des
images oniriques qu’il me permettait de réali- ser me comblait; mais il en dit long aussi sur mon refus de me dire photographe, sur ma volonté de passer inaperçue, de ne pas investir dans un matériel trop coûteux. Ce jour de juillet 1999 où le photographe Abbas, membre de l’agence Magnum, m’a offert un Hasselblad Xpan, me disant “qu’il serait temps que je passe à un matériel plus sérieux”, a été une étape très importante pour moi. Cela a été comme une validation de mon regard, un sésame, une autorisation à oser. La fin de l’année 2000 est aussi un tournant: je quitte l’agence Editing pour des horizons éditoriaux et mes Haïkus mongols sont présentés pour la première fois successivement à Paris, à Braga et à Lectoure. Deux prix, une mention au Prix Kodak de la Critique en 1999 et le premier prix de la bourse Chroniques Nomades en 2000 m’encouragent à persévérer. Il me faudra attendre 2004 pour me consacrer entièrement à la photographie.
Aujourd’hui, ta photographie a clairement évolué vers des œuvres de plus en plus “plastiques” où l’image est intégrée à un objet et une mise en scène, comment s’est faite cette évolution ?
J’aime profondément la photographie et je suis très loin d’en avoir épuisé tous les ressorts. Cependant, je me sens parfois à l’étroit par sa mise en espace statique. Plus j’avance dans mon travail, plus je souhaite que le spectateur pénètre à l’intérieur d’un univers, qu’il soit placé dans l’œuvre et non devant. Avant chaque projet, je m’imprègne toujours, quand cela est possible, du lieu où il va être présenté. J’y retourne plusieurs fois, je réalise quelques repérages photographiques. Cela oriente obligatoirement des choix artistiques. Et quand il n’y a pas encore de lieu, je dessine des maquettes de scénographies, de dispositifs. Je ne présente jamais de nouvelles images sans avoir pensé la manière de les montrer.
Quand on te demande ton métier, dis-tu encore que tu es photographe ou emploies-tu un autre terme (plasticienne, artiste...) ?
Plus que jamais, la photographie reste au cœur de ma pratique. Je suis photographe. Même si je développe de plus en plus des pratiques transversales et l’utilisation de nouveaux médiums, telle la fabrication de livres d’artistes où la photographie côtoie les monotypes et les gravures à la pointe sèche. La photographie recouvre de multiples réalités et dans ma pratique, les frontières entre la photographie et l’art contemporain se brouillent. Tout cela n’est pas antinomique.
J’imagine que pour toi la qualité du tirage lui-même est primordiale. Là encore, ill va s’agir de choix techniques en fonction d’un rendu, d’une matière...
Le tirage est une étape fondamentale et participe au moins à 80 % à une photographie réussie. Il ne s’agit pas de faire uniquement une (bonne) photo; encore faut-il lui donner corps, traduire au mieux sa pensée d’où l’importance de travailler avec un tireur avec lequel on se sent en affinité et qui comprend votre univers. Le choix exponentiel des papiers photo numériques tout comme l’éventail des supports d’impression sont aujourd’hui un vrai casse-tête mais en même temps une source de créativité incroyable.
Peux-tu nous donner quelques exemples concrets de ces choix ?
J’ai toujours rêvé de tirer mes images de Mongolie sur du papier japonais. La légèreté, la finesse de ce papier m’a toujours paru le support idéal pour ces images fragiles. Plusieurs tentatives de sensibilisation sur ce type de papier, d’impressions à l’aide de procédés anciens se sont toujours soldées par des échecs. Au moment de rincer le papier, je le voyais se déliter et l’image partir au fond de la cuvette. Le tirage argentique sur papier baryté m’a longtemps apporté une grande satisfaction, mais l’apparition sur le marché d’une gamme de papier japonais numérique m’a ouvert de nouveaux horizons. Je peux en enfin tirer mes images mongoles sur papier très fin, jouer de la transparence et de la fibre du papier et en accentuer la sensualité en installant ces images dans de petits caissons lumineux. Je m’accorde aujourd’hui beaucoup plus de liberté dans le choix de mes supports d’impression. Je me souviens de mes premières impressions sur voiles de coton de mes images mongoles en 2003, toujours à la recherche de cette légèreté et de cette transparence. Combien de fois ai-je entendu que je faisais de la décoration et que je n’avais pas besoin de cela pour faire exister mes images. Cela a été comme un couperet à ma créativité.! En mai dernier, j’ai présenté à Arles dans ma galerie “Les Comptoirs Arlésiens/Line Lavesque”, Le Ciel de ma Mémoire, douze impressions directes sur plexiglas d’opacités différentes et éclairées en rétro-projection de photographies de nuages réalisés lors de l’un de mes derniers voyages en Mongolie au Polaroid XS70. Je cherchais le moyen de rendre compte du temps qui passe, du cycle de la vie. Jouant sur la transparence, les jeux de lumière et la profondeur, cette œuvre est tout à la fois une évocation de Tengri, divinité des peuples turco mongols, une invitation au voyage, aux rêves, une calligraphie d’instants rejouant perpétuellement le cycle de la vie.
Aujourd’hui, tu expérimentes aussi des impressions directes sur bois...
Pour la série “Le Corps à Vif”, il me fallait rendre compte de l’organique. Le choix des impressions directes sur bois répond à mon attente. J’ai demandé à mon laboratoire photographique des planches de bois les plus imparfaites possibles, criblées de veines et de nœuds. Trois triptyques et quatre diptyques s’ouvrent et se ferment alternativement, laissant apparaître au recto un dialogue entre plusieurs parties du corps. Au verso, représentées sur les battants extérieurs du “retable”, des planches botaniques de plantes médicinales extraites d’un manuscrit du XVIe siècle sont l’évocation d’un pansement imaginaire et infiltrent par capillarité les parties infectées du corps. Les photographies de cires et les reproductions de plantes imprimées directement sur bois, laissent apparaître par transparence les veines du bois et rendent la matière poreuse, agissante. L’organique aura eu raison du tragique, la guérison de la mala- die, la vie de la mort.
Si je veux acheter une des photos de ce portfolio, ça me coûtera combien ? À combien limites-tu tes propres œuvres ?
Je propose deux formats par œuvre, un petit et un grand, tiré chacun à 6 et 5 exemplaires, à de très rares exceptions près. Les prix vont de 350 à 6 000 € pour mes photographies ; je ne parle pas des pièces uniques comme “Le Corps à Vif” ou le livre d’artiste Le Grand Livre de Palerme qui atteignent des sommes beaucoup plus conséquentes.
Quels sont tes projets immédiats ? Et futurs ?
J’ai la chance d’avoir pour galeriste à Paris Thessa Herold qui passe sa vie avec son mari Jacques à collectionner des artistes de la période dada et surréaliste pour lesquels j’ai une sincère admiration, notamment pour Hans Bellmer, Raoul Hausmann, Raoul Ubac. Pour le Salon Paris Photo 2014, elle a demandé aux cinq femmes photographes de la galerie de choisir une photo parmi une série issue de son fonds patrimonial, qui fasse écho à notre propre travail. Je ferai une création pour l’occasion, en écho à une photographie de Raoul Hausmann intitulée “Superposition, 1957”. Sinon, je rêve d’une grande exposition où mes photos de paysages et mes différentes séries sur la disparition seraient intimement mêlées! Je suis loin d’avoir épuisé ce thème de la disparition. Ce que je souhaite c’est développer le plus en plus l’utilisation de différents médiums parallèlement à la photographie, de penser à des installations plus ambitieuses et enfin, de me former aux nouvelles technologies et à la vidéo.